
Le Grand Con du camp nous amène dans un champ où poussent des morceaux de cadavres. La moitié de la troupe doit nettoyer, l'autre reste avec des Français et prend part au déminage. Parfois, l'un d'entre nous saute et nous devons encore nettoyer. On creuse pour sortir des bouts de soldats. En fin de journée, on les amène dans d'autres champs, et on recreuse pour les remettre en terre.
Les combats se rapprochent et aujourd'hui, on travaille directement dans les tranchées avec les soldats. Leurs visages sont si fatigués que je ne vois que leurs yeux. Le reste est un amas de terre et de sang coagulé. Ils boivent et se chient dessus.
Grand Con, ou un qui lui ressemble, me parle et je ne comprends rien. Un autre Chinois lui répond à ma place en hochant la tête, je dis juste oui.
Cette semaine, on me changera d'équipe. Je ne rentrerai plus jamais au campement. Je suis avec les Gueules, des gars plus vieux, en grande majorité des Français, mais il y a des Noirs aussi. Ils parlent peu mais forts. Ce sont des sapeurs. Je creuse avec eux, je fais pareil. Parfois, on entend les sapeurs allemands juste à côté, dans une galerie toute proche. Les gars se regardent et continuent. Quand les martèlements des Allemands s'arrêtent, dans le silence pendant lequel leurs mines sont installées, chacun retient son souffle, certains se mettent en boule, je me replie en fœtus pendant ces silences. La merde et la boue et la pisse sur nos uniformes méconnaissables et nos gueules d’apocalypse. L'alcool et nos regards de fin du monde. Maintenant, je me suspends pendant ces moments, mon corps se libère, je continue à creuser et à fixer le madrier. Les gars me prennent pour fou, parfois mon attitude les exalte et tous reprennent le travail (...)