(...) Voilà Bangui compound, résidence JM1, la vie cloitrée derrière les barbelés qui séparent nos privilèges des non-leurs.
Dépendant de mes jouets sur batterie, je scrute anxieux cet écran avare de nouvelles qui se figent, alors que la télé derrière est en mode plan toutes les secondes. Elle vomit en saccades des images et des sons qui remplissent le vide de ma prison, et ma bière d'habitude se change en une bière brassée localement qui a un goût amer.
Les 5.5 degrés qui me séparent d'une sobriété toute contrôlée révèlent la vanité de toute chose. Une absence de sens remplit alentour et contraste avec l'image bizarre de me coucher en cuiller, tes seins dans mes mains.
Le soir est clair et les étoiles dans leur ciel ne remplissent pas leur vie ni leur ventre. Cette vieille courbée sur une canne et un sac en plastique devait avoir 40 ans. Et ce môme maigre sans sourcil qui tient son soda comme je tiendrais ta main, me regarde fixement. L'index et la majeur sur la bouche pour me dire sa faim.
Un ministre est visiblement descendu dans cette taule pour un 5 à 7 légèrement décalé. Une demi-douzaine de soldats en armes surveillent la chambre adjacente. Cette nuit immense et les gardes armés en-dessous.
Je sens la fin, la fin et goûte à l'éphémère. Je pétris ce monde et mon corps faillibles, perméables à cette dureté qui serait insupportable si elle piquait autre part que sous le soleil. Comme si ces 30° avaient décidé qu'il ne convenait pas d'accabler les oubliés. Quelques arbres majestueux balancent leur ombre sur des ombres de presque morts. Des silhouettes droites sur des savates traînées dans la terre rouge et les déchets plastiques. Quelque chose de tordu ici fait qu'on se demande trop souvent comment et quand finissent ces journées qui s'étirent.
Des bagarres éparses éclatent dans des endroits où l'on passe, et des vitres fermées, ces épisodes muets disparaissent comme les devantures des commerce de rien et les maquis qui crachent une musique de parasites et de basses.
Un truc mal contenu dans les yeux et les gestes résignés de ces mômes sur leur garde. Et ce geste qui prend maintenant son sens et me ferme l'intérieur. L'index et le majeur sur la bouche, pour montrer ce qui ne passe pas, pour montrer le manque et la faim. Des yeux immenses parce que le reste ne l'est pas. Et les pommettes. Ces regards sans sourcil, noirs et rouges et huileux.
Face à l'enceinte barbelée du palais présidentiel décorée de loupiotes misérables, des cueilleurs de mangues tendent vers la cime des perches bricolées. Des filets de fortune pour des mangues qui se croyaient à l'abri 20 mètres au-dessus des têtes. Personne ne traîne devant le bâtiment, ce serait un raccourci vers la taule. Quelques charrettes de manioc défilent à PK0, centre ville désert et carrefour de village. Vers cinq heures les ombres s'allongent, délicates et diffuses. Des géants circulent à l'oblique et disparaissent sur des murs pourris encore chauds.
Assis là, sur le côté, les pirogues chargées qui glissent sans bruit ni vagues. sous la paillote qui dit bienvenue chez les Ch'tis, sur l'Oubangui, à la sortie de la ville. Un nord improbable, sous 40°, voluptueux, vert humide, aux portes de Kisangani et du Congo sur l'autre rive. Assis là, je flotte dans mes paradoxes et la certitude de mon insignifiance. Et mes manques rongent mes derniers endroits de vie, au plus profond. Une rive chargée de branchages, inaccessible et puis des herbes hautes disparaissent au milieu du fleuve. Un courant visible translate pêcheurs et commerçants, un peu. Mon corps vieillit et je sens les endroits qui fondent sur les mollets les cuisses les bras et les épaules. Le fleuve et le monde ont lâché prise et moi avec. Je revois les mômes sur la route, qui courent au devant de la voiture pour lever un roseau en travers et demander péage. Plus loin, un nouveau-né dans les bras de sa sœur, à peine plus grand que lui. Et la mère vieille et sèche avec quelques fruits en étalage sur le sol. Je vieillis par à-coups. Je me sens vieux. Oui je suis vieux et j'appréhende de me relever à cause de mes douleurs et de mes cabossages. Je lutte les yeux mi-clos, et le vide dedans enfle et transpire de mon corps flasque et anguleux. Brique cuite et tôle ondulée dans une union d'infortune sur un chemin de bosses et d'ornières magistrales. Je suis insignifiant dans un endroit d'oubli (...)