Wang dut gérer l'hémorragie post-partum de Ting-Ting et les pleurs et hurlements de la vingtaine de filles présentes dans l'arrière-salle.
On raconta que ma mère se leva très vite après l'accouchement pour descendre dans la hutte de bambous qui servait de toilettes à l'arrière du bâtiment. Elle fut prise de vertiges, réclama à boire, ce qu'on lui accorda en lui servant une bonne rasade d'alcool de riz. Elle vomit presque aussitôt et sa peau devint livide, sa lèvre supérieure habituellement vermillon se changea presque complètement en une strie blanchâtre. En s'effondrant au milieu des clients du rez-de-chaussée, dans une mare de sang qui figurait à l'identique la rade de Taku, elle répéta distinctement les mots de 'băo' et 'Wang'.
Littéralement trésor-Wang.
A la surprise générale, le médicastre était par ce fait adoubé devant tous. Il ne lui restait plus qu'à sauver ma mère. Il la fit transporter sur la couche du bas, papa-san vira les soldats, et dans un capharnaüm insensé, le bordel se métamorphosa pendant une nuit en une infirmerie fantasmagorique.
L'intuition de Wang le porta à introduire sa main entière dans l'utérus de ma
mère et à l'explorer intégralement. Malgré la délivrance, des fragments de placenta empêchaient l'utérus de se rétracter. La couche se couvrit vite de morceaux de membranes rouges et noirs que Wang expulsait en petits gestes consciencieux. Le vieux Wang, transcendé par cette épreuve prodigieuse, aurait donné sa vie pour celle de Ting-Ting.
Ma mère gisait dans un océan vermillon, ses cheveux jais tranchait sur sa peau diaphane, et cette beauté était insupportable. Ma mère semblait loin. Wang prit son pouls, approcha l'oreille de sa bouche fanée. Il y posa un miroir et scruta toute trace sur le verre. Il fouilla dans sa trousse de fortune, et en sortit une aiguille d'une vingtaine de centimètres de long, assortie d'une petit drapeau à son extrémité. Il planta l'aiguille droit dans le cœur de ma mère et guetta toute oscillation du drapeau censé trahir le plus faible des battements. Wang attacha aussi une cordelette au bout de l'index de Ting-Ting. Si son doigt restait blanc le lendemain, il proclamerait la mort de Ting-Ting. Les filles se regroupèrent autour du corps et prièrent indistinctement Bouddha et le Christ.
Le sang s'écoula par moments entre les cuisses de Ting-Ting, ce qui mit le Vieux dans tous ses états. Si elle saignait encore, elle était vivante. Par deux fois, elle rota, agitant le drapeau comme une clochette pour signifier sa présence. Elle fit sous elle, et les filles passèrent leur temps à la nettoyer, de sorte que le corps de ma mère resta présentable.
Au matin, Wang rapprocha le miroir de la bouche de Ting-Ting, de la vapeur d'eau marqua le verre. Wang manqua de s'effondrer. Il s'anima encore à la vue de l'index de ma mère, totalement bleuté. Wang entreprit alors de le sectionner. Il saisit une sorte de petite machette, écrasa l'os, trancha et soigna les chairs sur le corps immobile de ma mère.
Wang posa sa tête sur le ventre de ma mère et resta ainsi les dernières
heures de la nuit. Au petit matin, ma mère ouvrit les yeux, sourit aux filles, et ce fut comme si tout le bordel explosait sous l'effet d'une bombe stridente.
Les baraquements voisins de soldats des 1ère et 2ème brigades furent réveillés par le tapage. Quand il arriva au bordel, Chesneux découvrit ma mère assise sur la couche, lisse malgré l'épuisement. Elle me tenait dans ses bras. Sa main était enveloppée d'un gros pansement, elle avait juste abandonné un doigt.
Si Wang pouvait négocier avec la mort, il ne pouvait l’empêcher de prendre rançon. (...)